Méditations sur les enseignements bibliques pour le quotidien d'aujourd'hui
Souvenirs
Les hommes se souviennent davantage des injures subies que des bienfaits reçus.
– François Guichardin (1483-1540), Souvenirs politiques et civiques
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Une mémoire sélective gouvernée par l’égoïsme, voilà le drame de ce monde ! Ainsi, tendons-nous à considérer comme un dû les bienfaits reçus et venons-nous à les oublier rapidement, allant même jusqu’à ne pas manifester la moindre reconnaissance. Inversement, faisons-nous une faveur à quelqu’un ou subissons-nous un préjudice, réel ou supposé tel, que notre mémoire devient infaillible et n’oubliera les faits qu’après avoir reçu autant sinon davantage que la valeur perçue d’une dette dont le débiteur n’a parfois même pas conscience d’avoir contracté avant que nous ne lui réclamions compensation.
Un monde sans reconnaissance ni pardon est un monde inhumain en ce qu’il atrophie la capacité de l’homme à aimer et le ramène presque au niveau de l’animal en occultant la ressemblance de Dieu en lui, à savoir l’amour. Une belle histoire, ayant largement circulé sur internet et faisant la promotion de l’amitié, nous incite à la reconnaissance et au pardon :
C'est l'histoire de deux amis qui marchaient dans le désert. À un moment donné, ils se disputèrent et l'un des deux donna une gifle à l'autre. Ce dernier, endolori mais sans rien dire, écrivit dans le sable : « Aujourd'hui mon meilleur ami m'a donné une gifle ».
Ils continuèrent à marcher puis trouvèrent un oasis, dans lequel ils décidèrent de se baigner. Mais celui qui avait été giflé manqua de se noyer et son ami le sauva. Quand il se fut repris, il écrivit sur une pierre : « Aujourd'hui mon meilleur ami m'a sauvé la vie ».
Celui qui avait donné la gifle et qui avait sauvé son ami lui demanda : «Quand je t'ai blessé, tu as écrit sur le sable, et maintenant, tu as écrit sur la pierre. Pourquoi ?»
L'autre ami répondit : « Quand quelqu'un nous blesse, nous devons l'écrire dans le sable, où les vents du pardon peuvent l'effacer. Mais quand quelqu'un fait quelque chose de bien pour nous, nous devons le graver dans la pierre, où aucun vent ne peut l'effacer ».
Apprends à écrire tes blessures dans le sable et à graver tes joies dans la pierre.
Trop souvent, malheureusement, oublions-nous les bienfaits et les pardons reçus de la miséricorde divine et exigeons-nous justice des autres dont la dette est pourtant moindre que celle que nous avions contractée envers Dieu. C’est ce qu’exprime la parabole du débiteur intransigeant qui nous rappelle qu’il n’y a pas de limites aux pardons à accorder ne serait-ce que par devoir de réciprocité car Dieu est infiniment bon envers nous :
Pierre s'approcha de Jésus pour lui demander : « Seigneur, quand mon frère commettra des fautes contre moi, combien de fois dois-je lui pardonner ? Jusqu'à sept fois ? » Jésus lui répondit : « Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante-dix fois sept fois. En effet, le Royaume des cieux est comparable à un roi qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs. Il commençait, quand on lui amena quelqu'un qui lui devait dix mille talents (c'est-à-dire soixante millions de pièces d'argent). Comme cet homme n'avait pas de quoi rembourser, le maître ordonna de le vendre, avec sa femme, ses enfants et tous ses biens, en remboursement de sa dette. Alors, tombant à ses pieds, le serviteur demeurait prosterné et disait : 'Prends patience envers moi, et je te rembourserai tout. 'Saisi de pitié, le maître de ce serviteur le laissa partir et lui remit sa dette. Mais, en sortant, le serviteur trouva un de ses compagnons qui lui devait cent pièces d'argent. Il se jeta sur lui pour l'étrangler, en disant : 'Rembourse ta dette ! 'Alors, tombant à ses pieds, son compagnon le suppliait : 'Prends patience envers moi, et je te rembourserai. 'Mais l'autre refusa et le fit jeter en prison jusqu'à ce qu'il ait remboursé. Ses compagnons, en voyant cela, furent profondément attristés et allèrent tout raconter à leur maître. Alors celui-ci le fit appeler et lui dit : 'Serviteur mauvais ! je t'avais remis toute cette dette parce que tu m'avais supplié. Ne devais-tu pas, à ton tour, avoir pitié de ton compagnon, comme moi-même j'avais eu pitié de toi ? 'Dans sa colère, son maître le livra aux bourreaux jusqu'à ce qu'il ait tout remboursé. C'est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère de tout son cœur. » (Mt 18, 21-35).
Le chapitre 14 de l’encyclique Dives in misericordia de Jean-Paul II illustre la nécessité de la miséricorde (et du pardon qui lui est associé) dans les rapports humains et le devoir de l’Église et de chaque croyant de la répandre afin de rendre plus humain ce monde. Il note également le devoir de reconnaissance, de prendre conscience que nous recevons de Dieu si ce n’est des hommes, sans quoi il est bien difficile de donner gratuitement; nous pouvons difficilement aimer sans nous sentir nous-mêmes aimés. Pour l’homme, miséricorde, pardon et reconnaissance vont de pair :
14. L'Église s'efforce de mettre en œuvre la miséricorde
Jésus-Christ nous a enseigné que l'homme non seulement reçoit et expérimente la miséricorde de Dieu, mais aussi qu'il est appelé à «faire miséricorde» aux autres: «Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde» (Mt 5, 7). Dans ces paroles, l'Église voit un appel à l'action, et elle s'efforce de pratiquer la miséricorde. Si toutes les béatitudes du Sermon sur la montagne indiquent la route de la conversion et du changement de vie, celle qui concerne les miséricordieux est, à cet égard, particulièrement parlante. L'homme parvient à l'amour miséricordieux de Dieu, à sa miséricorde, dans la mesure où lui-même se transforme intérieurement dans l'esprit d'un tel amour envers le prochain.
Ce processus authentiquement évangélique ne réalise pas seulement une transformation spirituelle une fois pour toutes, mais il est tout un style de vie, une caractéristique essentielle et continuelle de la vocation chrétienne. Il consiste dans la découverte constante et dans la mise en œuvre persévérante de l'amour en tant que force à la fois unifiante et élevante, en dépit de toutes les difficultés psychologiques ou sociales: il s'agit, en effet, d'un amour miséricordieux qui est par essence un amour créateur. L'amour miséricordieux, dans les rapports humains, n'est jamais un acte ou un processus unilatéral. Même dans les cas où tout semblerait indiquer qu'une seule partie donne et offre, et que l'autre ne fait que prendre et recevoir (par exemple dans le cas du médecin qui soigne, du maître qui enseigne, des parents qui élèvent et éduquent leurs enfants, du bienfaiteur qui secourt ceux qui sont dans le besoin), en réalité cependant, même celui qui donne en tire toujours avantage. De toute manière, il peut facilement se retrouver lui aussi dans la situation de celui qui reçoit, qui obtient un bienfait, qui rencontre l'amour miséricordieux, qui se trouve être objet de miséricorde.
En ce sens, le Christ crucifié est pour nous le modèle, l'inspiration et l'incitation la plus haute. En nous fondant sur ce modèle émouvant, nous pouvons en toute humilité manifester de la miséricorde envers les autres, sachant qu'il la reçoit comme si elle était témoignée à lui-même (Mt 25, 34-40). D'après ce modèle, nous devons aussi purifier continuellement toutes nos actions et toutes nos intentions dans lesquelles la miséricorde est comprise et pratiquée d'une manière unilatérale, comme un bien qui est fait aux autres. Car elle est réellement un acte d'amour miséricordieux seulement lorsque, en la réalisant, nous sommes profondément convaincus que nous la recevons en même temps de ceux qui l'acceptent de nous. Si cet aspect bilatéral et cette réciprocité font défaut, nos actions ne sont pas encore des actes authentiques de miséricorde; la conversion, dont le chemin nous a été enseigné par le Christ dans ses paroles et son exemple jusqu'à la croix, ne s'est pas encore pleinement accomplie en nous; et nous ne participons pas encore complètement à la source magnifique de l'amour miséricordieux, qui nous a été révélée en lui.
Ainsi donc, le chemin que le Christ nous a indiqué dans le Sermon sur la montagne avec la béatitude des miséricordieux est bien plus riche que ce que nous pouvons parfois découvrir dans la façon dont on parle habituellement de la miséricorde. On considère communément la miséricorde comme un acte ou un processus unilatéral, qui présuppose et maintient les distances entre celui qui fait miséricorde et celui qui la reçoit, entre celui qui fait le bien et celui qui en est gratifié. De là vient la prétention de libérer les rapports humains et sociaux de la miséricorde, et de les fonder seulement sur la justice. Mais ces opinions sur la miséricorde ne tiennent pas compte du lien fondamental entre la miséricorde et la justice dont parlent toute la tradition biblique et surtout la mission messianique de Jésus-Christ. La miséricorde authentique est, pour ainsi dire, la source la plus profonde de la justice. Si cette dernière est de soi propre à «arbitrer» entre les hommes pour répartir entre eux de manière juste les biens matériels, l'amour au contraire, et seulement lui (et donc aussi cet amour bienveillant que nous appelons «miséricorde»), est capable de rendre l'homme à lui-même.
La miséricorde véritablement chrétienne est également, dans un certain sens, la plus parfaite incarnation de l'«égalité» entre les hommes, et donc aussi l'incarnation la plus parfaite de la justice, en tant que celle-ci, dans son propre domaine, vise au même résultat. L'égalité introduite par la justice se limite cependant au domaine des biens objectifs et extérieurs, tandis que l'amour et la miséricorde permettent aux hommes de se rencontrer entre eux dans cette valeur qu'est l'homme même, avec la dignité qui lui est propre. En même temps, l'«égalité» née de l'amour «patient et bienveillant» (1 Co 13, 4) n'efface pas les différences: celui qui donne devient plus généreux lorsqu'il se sent payé en retour par celui qui accepte son don; réciproquement, celui qui sait recevoir le don avec la conscience que lui aussi fait du bien en l'acceptant, sert pour sa part la grande cause de la dignité de la personne, et donc contribue à unir les hommes entre eux d'une manière plus profonde.
Ainsi donc, la miséricorde devient un élément indispensable pour façonner les rapports mutuels entre les hommes, dans un esprit de grand respect envers ce qui est humain et envers la fraternité réciproque. Il n'est pas possible d'obtenir l'établissement de ce lien entre les hommes si l'on veut régler leurs rapports mutuels uniquement en fonction de la justice. Celle-ci, dans toute la sphère des rapports entre hommes, doit subir pour ainsi dire une «refonte» importante de la part de l'amour qui est - comme le proclame saint Paul - «patient» et «bienveillant», ou, en d'autres termes, qui porte en soi les caractéristiques de l'amour miséricordieux, si essentielles pour l'Évangile et pour le christianisme. Rappelons en outre que l'amour miséricordieux comporte aussi cette tendresse et cette sensibilité du cœur dont nous parle si éloquemment la parabole de l'enfant prodigue (Lc 15, 11-32), ou encore celles de la brebis et de la drachme perdues (Lc 15, 1-10). Aussi l'amour miséricordieux est-il indispensable surtout entre ceux qui sont les plus proches: entre les époux, entre parents et enfants, entre amis; il est indispensable dans l'éducation et la pastorale.
Cependant, son champ d'action ne se borne pas à cela. Si Paul VI a indiqué à plusieurs reprises que la «civilisation de l'amour» était le but vers lequel devaient tendre tous les efforts dans le domaine social et culturel comme dans le domaine économique et politique, il convient d'ajouter que ce but ne sera jamais atteint tant que, dans nos conceptions et nos réalisations concernant le domaine large et complexe de la vie en commun, nous nous en tiendrons au principe «œil pour œil et dent pour dent» (Mt 5, 38); tant que nous ne tendrons pas, au contraire, à le transformer dans son essence, en agissant dans un autre esprit. Il est certain que c'est aussi dans cette direction que nous conduit le Concile Vatican II, lorsque, parlant d'une manière répétée de la nécessité de rendre le monde plus humain (Gaudium et spes 40), il présente la mission de l'Église dans le monde contemporain comme la réalisation de cette tâche. Le monde des hommes ne pourra devenir toujours plus humain que si nous introduisons dans le cadre multiforme des rapports interpersonnels et sociaux, en même temps que la justice, cet «amour miséricordieux» qui constitue le message messianique de l'Évangile.
Le monde des hommes pourra devenir «toujours plus humain» seulement lorsque nous introduirons, dans tous les rapports réciproques qui modèlent son visage moral, le moment du pardon, si essentiel pour l'Évangile. Le pardon atteste qu'est présent dans le monde l'amour plus fort que le péché. En outre, le pardon est la condition première de la réconciliation, non seulement dans les rapports de Dieu avec l'homme, mais aussi dans les relations entre les hommes. Un monde d'où on éliminerait le pardon serait seulement un monde de justice froide et irrespectueuse, au nom de laquelle chacun revendiquerait ses propres droits vis-à-vis de l'autre; ainsi, les égoïsmes de toute espèce qui sommeillent dans l'homme pourraient transformer la vie et la société humaine en un système d'oppression des plus faibles par les plus forts, ou encore en arène d'une lutte permanente des uns contre les autres.
C'est pourquoi l'Église doit considérer comme un de ses principaux devoirs - à chaque étape de l'histoire, et spécialement à l'époque contemporaine - de proclamer et d'introduire dans la vie le mystère de la miséricorde, révélé à son plus haut degré en Jésus-Christ. Ce mystère est, non seulement pour l'Église elle-même comme communauté des croyants mais aussi, en un certain sens, pour tous les hommes, source d'une vie différente de celle qu'est capable de construire l'homme exposé aux forces tyranniques de la triple concupiscence qui sont à l'œuvre en lui (1 Jn 2, 16. Et c'est au nom de ce mystère que le Christ nous enseigne à toujours pardonner. Combien de fois répétons-nous les paroles de la prière que lui-même nous a enseignée, en demandant: «Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés», c'est-à-dire à ceux qui sont coupables à notre égard (Mt 6, 12)! Il est vraiment difficile d'exprimer la valeur profonde de l'attitude que de telles paroles définissent et inculquent. Que ne révèlent-elles pas à tout homme, sur son semblable et sur lui-même! La conscience d'être débiteurs les uns envers les autres va de pair avec l'appel à la solidarité fraternelle que saint Paul a exprimé avec concision en nous invitant à nous supporter «les uns les autres avec charité» (Ép 4, 2). Quelle leçon d'humilité est ici renfermée à l'égard de l'homme, du prochain en même temps que de nous-mêmes! Quelle école de bonne volonté pour la vie en commun de chaque jour, dans les diverses conditions de notre existence! Si nous nous désintéressions d'une telle leçon, que resterait-il de n'importe programme «humaniste» de vie et d'éducation?
Le Christ souligne avec insistance la nécessité de pardonner aux autres: lorsque Pierre lui demande combien de fois il devrait pardonner à son prochain, il lui indique le chiffre symbolique de «soixante-dix fois sept fois» (Mt 18, 22), voulant lui montrer ainsi qu'il devrait savoir pardonner à tous et toujours. Il est évident qu'une exigence aussi généreuse de pardon n'annule pas les exigences objectives de la justice. La justice bien comprise constitue pour ainsi dire le but du pardon. Dans aucun passage du message évangélique, le pardon, ni même la miséricorde qui en est la source, ne signifient indulgence envers le mal, envers le scandale, envers le tort causé ou les offenses. En chaque cas, la réparation du mal et du scandale, le dédommagement du tort causé, la satisfaction de l'offense sont conditions du pardon.
Ainsi donc, la structure foncière de la justice entre toujours dans le champ de la miséricorde. Celle-ci toutefois a la force de conférer à la justice un contenu nouveau, qui s'exprime de la manière la plus simple et la plus complète dans le pardon. Le pardon en effet manifeste qu'en plus du processus de «compensation» et de «trève» caractéristique de la justice, l'amour est nécessaire pour que l'homme s'affirme comme tel. L'accomplissement des conditions de la justice est indispensable surtout pour que l'amour puisse révéler son propre visage. Dans l'analyse de la parabole de l'enfant prodigue, nous avons déjà attiré l'attention sur le fait que celui qui pardonne et celui qui est pardonné se rencontrent sur un point essentiel, qui est la dignité ou la valeur essentielle de l'homme, qui ne peut être perdue et dont l'affirmation ou la redécouverte sont la source de la plus grande joie (Lc 15, 32).
L'Église estime à juste titre que son devoir, que le but de sa mission, consistent à assurer l'authenticité du pardon, aussi bien dans la vie et le comportement que dans l'éducation et la pastorale. Elle ne la protège pas autrement qu'en gardant sa source, c'est-à-dire le mystère de la miséricorde de Dieu lui-même, révélé en Jésus-Christ.
À la base de la mission de l'Église, dans tous les domaines dont parlent de nombreux textes du récent Concile et l'expérience séculaire de l'apostolat, il n'y a rien d'autre que: «Puiser aux sources du Sauveur» (Is 12, 3). Il y a là de multiples orientations pour la mission de l'Église dans la vie des chrétiens, des communautés et de tout le Peuple de Dieu. «Puiser aux sources du Sauveur» ne peut se réaliser que dans l'esprit de pauvreté auquel le Seigneur nous a appelés par sa parole et son exemple: «Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement» (Mt 10, 8). Ainsi, sur tous les chemins de la vie et du ministère de l'Église - à travers la pauvreté évangélique de ses ministres et dispensateurs, ainsi que du peuple tout entier, qui rend témoignage «à toutes les merveilles» de son Seigneur - se manifeste encore mieux le Dieu «qui est riche en miséricorde».